mardi 24 mai 2016

La « chose » de Carlos Avery


Imaginez une gigantesque réserve de chasse de plus de 16 000 hectares faite de marécages inexplorés et de forêts pratiquement vierges. Etendue sur plusieurs miles de part et d'autre de la sinueuse Sunrise River, cette région est un vrai paradis pour les diverses espèces de gibier d'eau. Contrôlée par l'Etat américain du Minnesota et située près de la ville de Twin Cities, la réserve Carlos Avery constitue le décor grandiose de l'étrange aventure survenue entre 1971 et 1977 à deux familles de fermiers demeurant sur ce territoire.

A l'instar de Bradley Earl Ayers, détective ès mutilations, et à qui nous devons les circonstances de ces événements mystérieux - après qu'il eut lui-même enquêté sur le terrain -, nous adopterons les pseudonymes de Henry Dubois et Art Dahl pour les deux protagonistes de cet épisode particulièrement insolite.

Henry Dubois est un homme rustre qui a passé son existence à travailler la terre. Sa ferme a une superficie de moins de 2 hectares et la culture y est singulièrement difficile. Mais c'est une exploitation familiale, transmise de père en fils depuis plusieurs générations et Henry Dubois, en bon fermier, n'a jamais songé un jour qu'il puisse faire autre chose. Les profits qu'il tire de sa terre sont ses uniques moyens de subsistance.

La famille Dahl, quant à elle, possède une petite ferme voisine à la limite orientale de la réserve. Lui est instituteur à la ville toute proche et il a obtenu dans sa jeunesse une maîtrise en éducation. Du fait de cette situation, le fermage est pour les Dahl une occupation secondaire limitée à quelques surfaces exploitées. A l'inverse des Dubois qui sont plutôt réservés, les Dahl sont instruits, ouverts et loquaces. Les deux couples ont des enfants - peu importe le nombre puisque certains ne jouent aucun rôle dans l'histoire - et aussi d'énormes chiens de garde. Malgré ces divergences d'éducation et de position sociale, de solides liens d'amitié et de confiance unissent les deux familles.

Mais venons en aux faits qui entrent dans le cadre de notre propos.

Tout commença en 1971 quand les Dubois remarquèrent une lumière flottant au dessus du marais à 5 ou 600 mètres derrière l'étable. C'était l'hiver et la lumière apparut plusieurs jours de suite pendant que Dubois s'affairait à la corvée du soir. Toutes les recherches sur place pour tenter de localiser la source de cette lumière échouèrent.

C'est à la même époque que Dubois trouva l'un de ses veaux mort, apparemment éventré par quelque chose d'extrêmement puissant. Le corps fut découvert dans le parc à fourrage.... le corps, c'est une façon de parler puisque, de l'animal, il ne restait que la tête et une partie de la carcasse. Détail intrigant : aucune trace de sang sur les lieux et alentour.

Dubois bien qu'assez secoué par l'incident garda secrète l'affaire et le temps passa. Il oublia.
Quatre ans plus tard, la mystérieuse lumière au dessus du marais réapparut et vint rappeler ces malheureuses circonstances à la mémoire du fermier. Elle était là à nouveau, se dandinant légèrement et un soir, Dubois la vit filer en direction de la forêt. Comme une mince couche de neige recouvrait le sol, le fermier put entreprendre des recherches dans les marécages, mais encore une fois elles furent vaines.

Et l'été arriva et la lumière était toujours présente à heure fixe jusqu'au jour où elle disparut définitivement sortant simultanément des préoccupations de Henry Dubois qui avait bien d'autres chats à fouetter en cette saison.

Vint la période de la chasse à l'automne et, comme chaque année, pour apporter un succulent supplément à la nourriture familiale, Henry Dubois partit en quête d'un chevreuil qu'il pût abattre. Il n'eut pas de mal à réaliser son dessein et il suspendit l'animal par les pattes de derrière à un grand sapin près de la maison. Ainsi serait-il gardé au froid pendant la nuit - on était en novembre 1975 - et le lendemain, il pourrait l'écorcher pourvoyant alors la famille en steaks et rôtis pour les longs mois d'hiver.

Mais cette nuit -à, il se passa quelque chose...

Quand au matin on se précipita afin d'entreprendre le dépeçage de la bête, celle-ci gisait sur le sol. La branche à laquelle elle avait été accrochée était sectionnée net comme par un monstrueux coup de dent. Et la tête du chevreuil avait été séparée du corps par une force peu commune. Cette vision de l'animal ainsi mutilé resta vivace dans les esprits des Dubois durant tout l'hiver.

C'est alors que le chef de famille, plus remué qu'il n'y paraissait, vint raconter à son ami Art ces curieux incidents survenus sur sa ferme. Tous les deux tentèrent de leur trouver une explication rationnelle, mais marqués par l'absence de toutes traces et d'empreintes susceptibles de les aiguiller vers une interprétation naturelle, Henry Dubois se mit à dormir avec son fusil chargé dressé au pied de son lit. Rien dans les mois suivants ne vint justifier cette attitude.

Mais le 19 juin 1976, la chose - ou du moins ce que c'était - se manifesta une nouvelle fois. L'un des enfants Dubois, dont la tâche matinale était de panser les porcs, fit brusquement irruption dans la cuisine annonçant qu'un porcelet de 50 kilos était mort dans l'enclos. Ses compagnons d'écurie semblaient si choqués qu'ils se tenaient agglutinés à l'opposé du parc refusant même de s'approcher de l'auge pleine. Dubois, sa femme et toute la communauté familiale se ruèrent en direction de l'enclos, lequel est situé à 30 mètres derrière le corps de maison.

Les cochons étaient serrés les uns contre les autres dans une attitude donnant l'impression qu'ils voulaient soit se cacher, soit s'échapper. De l'autre côté, il y avait les restes de l'animal tué. Dubois franchit la clôture pour examiner la dépouille et il éprouva un irrésistible haut-le-corps. Le spectacle était en fait peu ragoutant. La tête avait été littéralement arrachée, le reste de l'échine reliée au corps faisant saillie de façon plutôt hideuse. Et ce n'était pas tout ! L'animal avait été écrasé, broyé, comme pétri par une monstrueuse main ou disloqué par la chute d'une hauteur considérable. Chacun de ses os était brisé en plusieurs endroits. Encore une fois, pas une goutte de sang dans l'enclos. Et pas de traces de lutte non plus…

A partir de ce jour, Dubois décida de monter la garde chaque nuit, mais rien ne survint et la fatigue aidant, le fermier renonça à son projet.

Un mois plus tard: même scénario. Le matin du 19 juillet, Dubois remarqua ses deux chiens blottis l'un contre l'autre sous le porche. Aussitôt il sut qu'une nouvelle violence avait eu lieu. Un autre porc en avait été la victime et sa carcasse était affreusement mutilée : tête manquante et une patte arrachée.

Dubois, cette fois-ci, se sentit dépassé par les événements. Il prit sa voiture et se rendit chez les Dahl. On eut tôt fait de le convaincre d'appeler le bureau du shérif et celui du garde chasse. Deux jours plus tard, Tom Alvin, shérif en chef du comté de Chisago, procédait à une rapide enquête de routine tandis que le garde forestier Larry Peterson se défilait, arguant de tâches plus importantes.

Le fait que les autorités locales prennent son cas à la légère n'apaisa en rien l'inquiétude grandissante d’Art Dahl qui se mit à craindre pour sa famille et son cheptel. Déjà durement ébranlé par la sécheresse de l'été, il ne pouvait ainsi se permettre de perdre des bêtes. A. Dahl commença dès lors à lui prêter main forte réellement à son voisin. Ils mirent en place tous les deux un véritable dispositif de surveillance, persuadés que la mort reviendrait encore du marais.

Dubois laboura et traça une aire de sécurité autour du hangar à nourriture, défrichant la végétation et ratissant la surface lisse ainsi dégagée pour qu'il puisse déceler les traces suspectes éventuelles sur le sol meuble. Des projecteurs furent disposés et un poste de garde installé dans une vieille tente en un lieu particulièrement propice à la surveillance des alentours. Armés de carabines, les deux hommes prirent leur faction en compagnie de leur plus gros chien.

Mais le mystère, loin de s'éclaircir, allait encore s'épaissir. Du moins eurent-ils quelques nuits de veille stériles où ils n'eurent à combattre que la fatigue et la somnolence. A tour de rôle, ils se relayaient après leur longue journée de labeur, sirotant le café que les femmes ne manquaient pas de leur préparer. A l'occasion, un bruit leur parvenait du marais, troublant un silence exclusivement meublé par le cri des grenouilles et des criquets. Le veilleur était derechef sur le qui-vive mais les bruits habituels d'une nuit d'été reprenaient graduellement le dessus et l'obscurité et l'ennui s'imposaient à nouveau.

La nuit du 18 août, aucun des deux guetteurs ne parvenait à trouver le sommeil. Ils étaient assis dans la tente et, tranquillement tout en conversant, buvaient du café chaud à petites gorgées, n'osant pas allumer une cigarette de peur de signaler leur présence. Minuit passa et rien ne troublait leur veille. Soudain Dahl repéra une lueur rougeâtre dans le ciel, à l'horizon au nord. La lumière semblait distante de quelques kilomètres et elle se rapprochait très lentement. Dahl poussa Dubois du coude et ils fixèrent attentivement le point brillant qui venait vers eux. Le point devint bientôt une forme cylindrique sans ailes ni queue. Elle décrivit un large arc de cercle dans la nuit claire, accélérant, ralentissant, puis, tel un trait, elle disparut dans les étoiles.

Dahl, qui était parti faire une ronde, la revit plus tard sous l'aspect d'un grand disque juste à la verticale au dessus de lui. Il courut à toutes jambes vers la tente mais le temps qu'il l'atteigne et la lumière s'était éloignée. Elle fut d'ailleurs signalée d'un autre endroit de la région.

La nuit suivante réservait des surprises d'un tout autre ordre.

Dubois et Dahl reprirent leur attente au crépuscule. Les deux hommes s'étaient accordés plusieurs heures de sommeil dans la journée et ils avaient recouvré la forme. Les carabines chargées étaient prêtes et leurs propriétaires décidés à faire feu sur quiconque n'obtempérerait pas à leurs injonctions.

Peu avant minuit, ils perçurent le bruit d’une automobile sur le chemin boueux. Quelque part en contrebas devant la ferme, elle s'arrêta. Une portière claqua. Ce devait être des maraudeurs. Les minutes passèrent au ralenti tandis que les deux hommes scrutaient l'obscurité, les nerfs tendus, un doigt sur la gâchette de leur fusil, un autre sur le bouton commandant l'allumage des projecteurs. Une heure s'écoula ; tout était tranquille.

Soudain, de derrière la ferme vers les marécages, un cri perçant fusa. Dahl, plus tard, le décrivit comme un feulement mi-homme mi-bête, le plus étrange cri qu'il lui eût jamais été donné d'entendre. Les femmes assises sous le porche dans le noir se replièrent vers l'intérieur, se rapprochant des enfants.

Un autre cri déchira la nuit peu après, pareil au premier, toujours en provenance du marais. Puis un troisième venant d'un ravin situé au sud de la ferme et un autre encore. Dahl et Dubois s'accroupirent et doucement, l'arme à la main, ils progressèrent. Quels étaient ces mystérieux hurlements ? Les grenouilles et les criquets s'étaient tus. Ils attendirent transpirant et inquiets près de la tente. Bien qu'ils n'eussent rien vu bouger, ils sentaient que quelque chose se rapprochait du parc à nourriture pour bétail.

- Es-tu prêt Henry, souffla Dahl. « Ils » viennent vers nous...
Au dessus de la colline et faisant écran au marécage, une ombre énorme semblait se matérialiser. Sa forme n'était pas définie dans la faible clarté tombant directement des étoiles et de la lune blafarde. C'était seulement une grande tache sombre, mais tellement plus grande qu'un homme debout. Et cela avançait vers eux.

Tout à coup, le chien de garde qui était tapi sous la tente déguerpit à toutes pattes, queue basse vers la maison, heurtant au passage violemment un pilier métallique. La masse ombreuse suspendit un instant sa progression et petit à petit recula. Dans sa retraite vers le marais, elle émit encore une fois un cri à figer le sang. Celui-ci se répercuta en écho tandis que l'ombre s'estompait.

Dubois alluma alors les projecteurs et lui et son compagnon déboulèrent la colline, donnant l'assaut... Ils ne trouvèrent rien. Moralement et physiquement exténués, les deux amis allumèrent des cigarettes et laissèrent s'apaiser les battements de leur cœur. Le restant de la nuit fut calme.

Mais, ils n'abdiquèrent pas après cette nuit de cauchemar du 18 août 1976 et ils reprirent leur faction les jours suivants. Septembre et octobre n'amenèrent rien de nouveau. En novembre, Dubois et Dahl redoublèrent de vigilance car s'ajoutait à l'angoissante attente l'espoir de réussir un beau trophée de chasse. Cette année-là aucun chevreuil ne vint à portée de fusil laissant les chasseurs anxieux et frustrés. Car chacun d'eux savait que l'endroit regorgeait de gibier. Et le fait qu'aucun animal ne se soit aventuré sur la propriété des Dubois indiquait que la faune du marais, elle aussi, avait peur.

La saison de chasse touchait à sa fin quand, un soir, le frère de Henry Dubois, Frank, se précipita à l'intérieur de la ferme tout surexcité, en proie à une agitation inaccoutumée. Son visage était blême, il avait perdu un gant et ses vêtements étaient sales et déchirés.

De sa bouche qui avait du mal à contenir un flot de paroles incohérentes, on parvint à comprendre que, parti pour une promenade de chasse dans les marécages, il avait brusquement cédé au sentiment indéfinissable que quelque chose le suivait à quelque distance, avançant quand il avançait, stoppant dès qu'il s'arrêtait. La chose, tout en imitant chacune de ses actions, restait toujours hors de vue dans les épaisses broussailles. Ainsi n'avait-il aucun support visuel mais il sentait la présence plus lourdement peut-être que s'il l'eût aperçue. La chose cassait les branches et les jeunes arbustes, se mouvant souplement en même temps que lui. Elle semblait connaître à l'avance la direction dans laquelle il déciderait d'aller. Progressivement, la frayeur avait envahi Frank Dubois. A plusieurs reprises, au bord de la panique, il avait fait feu dans un fourré espérant, sinon toucher son suiveur fantôme, du moins suffisamment l'alarmer pour qu'il cesse son manège. Mais comme l'homme se décidait à avancer à nouveau, elle faisait de même. Ainsi fut-il suivi jusqu'à ce qu'il sorte du marais juste derrière le hangar abritant les aliments pour le bétail.

Dahl, quand il apprit l'incident, se rendit dans le marais à l'endroit indiqué de cette fantastique rencontre. Il revint de son périple passablement ébranlé, lui qui se targuait d'être un rude homme de la forêt.

- Il y a sûrement quelque chose déclara-t-il, quelque chose qui vous suit et anticipe vos propres mouvements. Mais quoi... ?

Cette chose devait être énorme et très forte. Dahl constata en effet que le tronc d'arbres de plus d'un mètre cinquante de haut avait été cassé net. Et cette chose était encore là qui l'épiait et esquivait toutes les ruses qu'il déployait pour s'en approcher. A un moment même, n'écoutant que son courage, il fonça en droite ligne vers l'endroit où la présence lui semblait tapie, son fusil brandi en avant pour le protéger des broussailles qui lui cinglaient le visage comme pour lui barrer le passage. Un cri horrible le figea tout net. Elle était là devant lui.

A peine l'écho du hurlement s'était-il dissipé qu'un grand bruit de fuite se fit entendre dans les buissons. La nuit était proche et Dahl céda à la prudence. Il rentra chez lui.

L'hiver tomba sur le Minnesota. Les hommes sortirent les motoneiges et quadrillèrent inlassablement le marais. Rien d'inhabituel ne fut découvert. Et pourtant le dernier épisode de cette folle aventure vint avec le printemps.

En avril 1977, une jument Shetland des Dubois donna naissance à un poulain. La mise bas se passa normalement et les deux animaux étaient en si bonne santé qu'on les installa dans une petite pâture derrière la ferme où ils pouvaient brouter l'herbe tendre. Le 20 avril au matin, la jument était découverte morte dans le champ. Son cou avait été complètement disloqué et elle était en partie éventrée. Le tueur avait laissé une coupure triangulaire béante sur son flanc. Le petit poulain était encore vivant et on ne sut par quel miracle il avait pu franchir la clôture, en barbelés que l'on retrouva complètement intacte. En dépit des efforts des enfants, pour nourrir au biberon le jeune animal, celui-ci mourut quelques jours plus tard.


Ce récit devait figurer dans mon « Le Grand Carnage » (1986). Mais, comme je l’écrivais (page 289), manquant de place pour donner d'autres exemples de choses comme celle de de Rensselaer rapportée dans le livre, nous tenons à la disposition des lecteurs intéressés le long récit des méfaits d'une autre chose qui hanta, entre 1971 et 1977, la réserve naturelle de Carlos Avery, au Minnesota. Il suffit de nous écrire.


Personne n’ayant fait cette demande, j’ai cru bon de produire ce texte ici.

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