samedi 3 mars 2018

Le mystère de « l’airship »



Savez-vous que la plus grande « vague » d’observations d’ovnis jamais signalée dans le monde n’est pas celle de France en 1954, ni celle de Belgique des années 1989/90 ? Bien antérieure à l’ère de la soucoupe, elle date de plus d’un siècle et provient d’Amérique du Nord quand le ciel fut brusquement envahi par des « airships », des ballons dirigeables en l’occurrence, en un nombre nettement supérieur à ce l’actualité donnait à prévoir.

Dans la nuit du 17 novembre 1896, le ciel du nord de la Californie est traversé par une lumière mystérieuse comparée à « une lampe à arc ». Le Sacramento Evening Bee rapporte que des centaines de témoins l’ont vue passer à basse altitude comme « pilotée ». La vague est ainsi lancée en même temps que la « saga  de l’airship ».

La chronologie

Pendant toute la fin du mois de novembre et jusqu’au 15 décembre, des observations permettront de suivre la zone de déplacement du phénomène qui remonte la côte Est du Pacifique jusqu’en l’Etat de Washington (plus de 1000 km).

Après une absence de trois mois, « l’airship » réapparaît fin janvier, plus à l’est, en plein cœur du Midwest. Il survole tout d’abord le Nebraska, puis le Kansas, le Colorado, poussant jusqu’en Virginie. Le 9 avril 1897, il est au-dessus de Chicago, en Illinois, puis visite l’Ohio, l’Iowa, l’Indiana, remonte dans le Wisconsin et le Nord Dakota et gagne le Texas. Plus de 20 Etats sont ainsi parcourus d’en-haut et il y a des milliers de témoins. 80 à 90 % des observations sont nocturnes.

Un seul engin tourne-t-il ainsi de façon erratique au-dessus du sol américain ? Seulement une fois, deux seront vus simultanément dans le ciel. Un explosera mais sera vite remplacé par un autre.

A partir de mai le « mystérieux airship » disparaîtra définitivement sans laisser la moindre trace sauf dans les souvenirs des témoins et les archives des journaux.

Portrait-robot

La forme prédominante qui se cache derrière les lumières et apparaît comme « un aérostat sombre » est qualifiée de « cigaroïde » avec un certain nombre de variantes dont certaines singulièrement troublantes (« une barque volante en forme de torpille », selon le Detroit Free Press). La taille évaluée est de 3 à 90 mètres !

Dessin de l’airship paru le 12 avril 1897 sur le Chicago Times-Herald.
Parfois des ailes sont remarquées qui, comble d’audace technique, « battent comme celles d’un oiseau » ! D’autres fois, ce sont des propulseurs en forme de roues ou de « ventilateurs » qui semblent assurer le déplacement de l’engin à une vitesse estimée entre 10 et 300 km/h et à une altitude jugée très basse, « trop » par rapport aux standards de l’époque. La progression de l’engin est décrite « sinueuse, ondulante et oscillante » horizontalement et verticalement, comme sous l’effet d’une forte houle.

Sous le « cigare » est souvent signalée une « cabine », grande nacelle à verrière laquelle, la plupart du temps, est violemment éclairée de l’intérieur, ce qui permet de distinguer les passagers. Eh oui, il y en a ! L’éclat de la lumière rappelle celui, on l’a vu, des lampes à arc, de même que celle des projecteurs qui sont dirigés vers le sol. D’autres lumières clignotantes colorées – rouges, blanches et vertes – sont rapportées.


Le 11 avril 1897, une photo de l’engin est même prise, reproduite, le lendemain par le Chicago Times Herald. Le dessin ci-contre a été réalisé à partir du cliché original.

Un émoi naturel

A l’époque, la couverture médiatique de l’événement est considérable. On recensera ultérieurement plusieurs milliers de coupures (clippings) relatives à « l’airship », la plupart issues des petits journaux locaux.

Mais qu’est-ce qui incite ainsi la presse américaine, en cette fin du 19ème siècle, à monter en épingle l’odyssée d’un ou plusieurs ballons dirigeables ? Les avis sont partagés sur la question, on le verra ultérieurement. Mais il faut reconnaître le fait avéré qu’à cette époque la technologie n’existait pas en Amérique pour propulser ainsi un tel aérostat dans les airs et d’autant moins nuitamment. Le grand historien de l’aéronautique Charles Gibbs Smith mettra toute sa notoriété en jeu pour dire, plus tard, « qu’aucun engin tel que décrit par les témoins, ne pouvait voler en ce temps là en Amérique ». Ainsi, une intelligence occupait le ciel américain, mais laquelle ?

Donc, un mystérieux ballon dirigeable « futuriste » parcourt le ciel de l’Amérique profonde en un temps où il n’aurait pas dû s’y trouver, surtout la nuit (1) - trop dangereux - et ce, sous les yeux écarquillés de milliers de témoins !

Tel est de prime abord le défi lancé par l’ « airship » à l’histoire des « moins lourds que l’air » avec ce dirigeable dont les performances dépassent largement celles enregistrées même en Europe, très en avance à l’époque. Il s’y ajoute, en outre, des points supplémentaires qui rendent difficile tout essai d’élucidation rationnelle.

Dessin de l’airship paru le Post Dispatch du Missouri le 14 avril 1897.
Une fois de plus, c’est encore l’iconoclaste Charles Fort qui sauva « l’airship » de l’oubli – la meilleure manière de résoudre les mystères - en lui consacrant une centaine de lignes de son œuvre de 1000 pages avec 4 références, pas plus. Le major Donald E. Keyhoe, lui, y fit une courte allusion dans son livre culte « Les Soucoupes Volantes existent », publié en 1951 par Corrêa.

Ce fut suffisant pour éveiller l’attention des ufologues et des folkloristes modernes et permettre, plus de 50 ans après, de remonter aux sources et d’y découvrir un certain nombre de détails que, curieusement, avaient omis de mentionner ces deux pionniers.


Comme ce fameux bruit de moteur rapporté répétitivement, qui rappelle plus le ronflement ou sifflement d’un moteur électrique que celui d’une machine à vapeur (seul disponible à l’époque). A Sisterville, en Virginie, l’ « airship » fut précédé d’un

bruit de scierie.                                                                                

On a vu qu’à distance de l’engin volant, certains témoins ont distingué des personnages dans la nacelle. Parfois ceux-ci sont remarqués assis pédalant comme sur une bicyclette volante.  Leur voix parvient quelquefois jusqu’au sol et la langue qu’ils parlent n’est pas reconnue ni comprise par les témoins. Les passagers rient comme s’ils s’amusaient beaucoup et même jouent de la musique (il n’y avait pas de radio en 1897 !).

Les « atterrissages »

L’ « airship », oui, n’est pas toujours vu en l’air, comme décrit précédemment, mais à maintes reprises (une trentaine de fois selon un spécialiste), il est aperçu posé au sol (au Kansas, au Michigan, en Illinois…). Les correspondants de presse yankees l’attestent dans de nombreuses feuilles obscures rapportant les incroyables témoignages d’habitants jugés crédibles… (refrain connu).

Le 21 avril 1897, un ancien sénateur de l’Arkansas est réveillé à 1 heure du matin par un bruit bizarre ; il découvre « l’airship » se balançant juste au dessus de son gazon et puisant de l’eau dans son puits. A Rockland, Texas, J.M. Barclay observe l’engin posé au sol dans une pâture… (2)

L’équipage (en général plus d’un individu) n’a pas abandonné le navire ; au contraire, il est descendu pour se dégourdir les jambes ou bien pour se ravitailler voire se dépanner. Tel un homme, au Kentucky, portant un seau d’eau !

Rencontres rapprochées

Si l’on en croit les documents d’époque, contrairement aux occupants des soucoupes des années 50 prompts à regagner leur engin dès que surpris à terre, les « pilotes » de l’airship ne fuirent pas le contact avec les autochtones du Midwest.

C’est ainsi que certains reconnurent qui des hommes, des femmes, des enfants, un chien, un géant, un être à longue barbe, un « vieillard » mais aussi un Martien ! Souvent, le conducteur se présente comme « un mortel ordinaire » tombé en rade et demandant de l’aide.

A Springfield, le 16 avril, dans le Missouri, c’est un couple nu à longues chevelure et barbe. En général, les aéronautes sont décrits « comme des Américains normaux bon teint », au comportement amical, mais il y eut aussi des descriptions plus « exotiques ».

A plusieurs reprises, le commandant de bord se dit en route vers Cuba (la guerre d’indépendance y sévit), emportant là-bas des tonnes de munitions et parfois un canon !

La théorie de l’« inventeur » secret

D’autres fois, l’aéronaute se présente comme l’inventeur génial de l’« airship » lequel va bientôt révolutionner les voyages et les transports. Et de ne pas cacher sa profession (un cordonnier selon le San Francisco Chronicle du 27 novembre 1896), un mécanicien, un bricoleur…

L’inventeur, qui souvent se nomme lui-même Mr Wilson, vante les performances de son appareil et confie qu’en 20 ans, il a accumulé assez d’argent pour réaliser son œuvre et la tester pendant la nuit. « Bientôt, je pourrai visiter la planète Mars », ajoute-t-il.

Inutile de préciser qu’aucun Wilson ne figure au Patent Office en ces années-là. D’ailleurs ceux qui prendront un brevet en cette période – certes ils seront nombreux, ce qui ajoute à la confusion - officiellement, ne se lanceront jamais dans la construction. Historiquement, Thomas Baldwin fut le premier « aérostatier » de cette région en 1904.

Un autre occupant de l’« airship » attribue le succès de sa réalisation à un mystérieux gaz baptisé « NB » qui a pour propriété « d’inverser le poids » et dont serait rempli le ballon.

Les premiers « enlèvements »

Certains témoins sont parfois conviés à monter à bord de la machine et à effectuer une brève excursion aérienne. Par exemple, le 14 avril, à Union Station, dans l’Iowa, plusieurs personnes invitées à bord signent un affidavit attestant le vol.

Parfois l’excursion se fait de force, comme, par exemple le 29 mars, à Omaha (Nebraska), quand un fermier est « accroché » par un airship et soulevé du sol.

Nous voilà avec tous les ingrédients qui, à l’époque, firent monter la mayonnaise. Au point d’alimenter une véritable hystérie médiatique. 100 ans après, nous allons passer en revue les tentatives d’explication. Parmi les diverses hypothèses avancées, même absurdes, y en a-t-il une qui permette de trancher ?

Evacuons définitivement la thèse la plus naturelle, celle de l’inventeur isolé testant in situ et incognito l’objet de son ingéniosité. Et plutôt que d’émettre une opinion peu autorisée par-dessus un siècle, référons-nous à l’avis éclairé du plus génial contemporain de l’époque : Thomas Edison, l’homme aux 1000 brevets. Interrogé le 19 avril 1897, concernant une lettre soi-disant tombée de « l’airship » et à lui adressée (!), il déclara : « C’est absolument absurde d’imaginer qu’un homme construirait un tel engin et garderait la chose secrète ». Je m’en remettrai donc à cette impossibilité, d’autant qu’ultérieurement, personne ne revendiqua la propriété de « l’airship » qui disparut définitivement du ciel américain pour réapparaître en Angleterre, Australie et Nouvelle Zélande en 1909, en Afrique du Sud en 1914 et plus tard, en Allemagne (mêmes descriptions).

Un gros canular ?

Passons alors à la négation pure et simple de l’objectivité du phénomène. A-t-il pu être le fruit d’un canular ou d’une hallucination ?

L’envie de se voir cité par les journaux a-t-il incité les Américains à « inventer » intégralement ce mystère ? D’aucuns le croient, pas moi. Sont-ce alors les correspondants provinciaux US qui, las de colporter des faits divers banals, imaginèrent « l’airship » pour gagner un peu de notoriété et aidés par des clubs de menteurs très en vogue à l’époque (voir (2))? Ce fut certainement le cas pour des rapports suspects à Chicago, dans le Wisconsin, dans l’Indiana, l’Iowa où des fabrications patentes furent reconnues. Notamment le 1er avril. Mais ailleurs et les autres jours ?

On parla aussi de l’œuvre facétieuse de télégraphistes des chemins de fer incités par l’ennui à monter des « histoires » et les colporter sur les lignes. Là aussi contribution marginale s’il en fut.

Les témoins abusés ?

Toute la gamme des phénomènes naturels et artificiels qui auraient pu tromper les témoins fut aussi envisagée : étoile (Alpha Orionis selon le Professeur Hough de Evanston, Betelgeuse selon l’astronome Koenig...), comète, Vénus (qui se déplace, comme chacun sait, à 300 km/h). Un journaliste objecta avec pertinence que Alpha Orionis existait depuis 10 millions d’années et pourquoi, brusquement, aurait-elle été prise pour le phare de proue d’un mystérieux vaisseau aérien ?

Météores, plasma, foudre en boule, tout y passa.   N’était-ce pas plutôt des réflexions sur les nuages de lumières basées au sol (ignis fatuus ?) ou des mirages produits par l’air chaud ? Plus terre-à-terre, on suggéra que « l’airship » transportait une bande de gangsters qui ainsi ratissait le sol pour trouver des lieux de pillage ! La pub aussi servit de bouc-émissaire : « l’airship » ne pouvait être qu’un « truc publicitaire ».

Le gouvernement US ne coupa pas aux soupçons avec un projet gouvernemental secret. Alors pourquoi le dirigeable Akron de l’US Navy se traîna-t-il à 120 km/h seulement en 1931 ?

Hallucination psychosociale


On n’hésita pas non plus à voir dans les milliers de témoins des hallucinés qui avaient trop forcé sur le whisky. Dans ces conditions, un événement « ambigu » devient normalement menaçant mais, justement dans le cas de « l’airship », ce ne fut pas le cas.

La dernière question (à date) se posa en ces termes : les Américains « prenaient-ils leurs désirs pour des réalités » ? Cette théorie relève de la psychologie sociale et fut inventée par M. Sherif en 1936. Sous l’influence de certains facteurs sociaux, des gens voulant voir des ballons en verraient ! Pas évident, n’est-ce pas ?

A l’époque, la révolution industrielle battait son plein. Les Américains étaient fascinés par les premiers développements de l’aviation en Europe. Les anxiétés personnelles et collectives auraient été génératrices de fantasmes socioculturels…

Un Robur le Conquérant local

Et puis, il y avait Jules Verne ! Le mystère de « l’airship » fut-il induit par ses récits ? En effet, les analogies entre « l’airship » et l’Albatros, cet « oiseau mécanique mu à l’électricité de Robur le Conquérant, ne laissent pas d’intriguer. Lui aussi, traverse le continent américain d’Est en Ouest à une vitesse pouvant atteindre 200 km/h. Lui aussi distille de la musique notamment un bruit de fanfare produit par la trompette du second de l’équipage. Ses fanaux de nuit balayent le sol. La traduction du livre et sa suite, « Maître du Monde », furent publiées en Amérique en 1887.  Les Américains voyaient-ils dans leur ciel l’engin de fiction décrit par un grand écrivain français ? La SF influence-t-elle ce que l’on voit dans le ciel ? En France, cette théorie est très prisée mais j’ai du mal à m’y rallier.

Un ovni, vous dis-je

Reste alors la seule alternative : « l’airship » était un ovni. Oh pas une soucoupe volante, les différences sont évidentes (forme, lumière intérieure, pas silencieux, occupants bruyants).

Je suis beaucoup plus enclin à envisager que le phénomène ovni s’adapte aux époques qu’il traverse et se reflète à travers les préoccupations des témoins (on appelle ça le « mimétisme »). A ce titre et nonobstant le caractère folklorique du phénomène, « l’airship » était donc un précurseur des ovnis et c’est dans cette catégorie que je le rangerai aussi longtemps que je n’aurai pas mieux à proposer.
        
Notes :
1/ Premier vol de nuit en Europe, en 1904, et par des militaires.
2/ voir l’épisode de




l’affaire Hamilton tirée de mon « Grand Carnage ».

Pour en savoir plus, lire le livre de Daniel Cohen, The Great Airship Mystery, A UFO of the 1890s, Dodd , Mead & Company, New York, 1981.

 
















Publié en 3 fois dans Dimanche Saône & Loire des 29 mars et 5 et 12 avril 1998 et globalement dans Le Monde Inconnu n°328, octobre-novembre 2007.


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